1932: Madrid, à la gare du Midi

Après mes études secondaires, à dix-sept ans, je partis vers la capitale de l’Espagne, car à cette époque-là on ne pouvait faire des études d’Architecture qu’à Madrid et à Barcelone ; et un beau jour en 1932 j'arrivai, avec l’air d’un provincial distrait et une poignée de rêves et de valises, à la gare du Midi, à Madrid.

Pedro Casciaro, auteur de ce récit

Après mes études secondaires, à dix-sept ans, je partis vers la capitale de l’Espagne, car à cette époque-là on ne pouvait faire des études d’Architecture qu’à Madrid et à Barcelone ; et un beau jour en 1932 j'arrivai, avec l’air d’un provincial distrait et une poignée de rêves et de valises, à la gare du Midi, à Madrid.

J’étais, ces années-là, un garçon qui ne rêvait que d’être marin et vivait indifférent aux affaires politiques de la terre ferme. J’étais passionné par la mer, j’avais hérité de mon grand-père paternel l’amour des bateaux : il avait possédé une goélette marchande qui traversait l’Atlantique à la voile et il avait fait construire un voilier à moteur de trois mâts qui faisait la route Cartagène-Marseille à partir d’Aguilas, port voisin de Cartagène. Pendant les longs étés de mon adolescence, dans le calme ensoleillé de Los Hoyos, j’avais rêvé de mille aventures marines ; et en regardant les bateaux et les voiliers amarrés près du passage maritime, je m’imaginais en eau profonde, en train de lutter contre des bourrasques et des tempêtes, et aussi de réussir dans un proche avenir mon entrée dans la Marine, vêtu d’un uniforme rutilant…

Mais ma mère, apprenant mes désirs, me mit littéralement les pieds sur terre et refusa absolument de me laisser m’embarquer — elle ne pouvait pas mieux dire — dans ces projets. Bref, je n’eus d’autre solution que de m’orienter vers une autre de mes grandes passions, cette fois-ci bien ancrée en terre ferme, et je décidai de devenir architecte.

De la marine à l’architecture

Sur cette photo, Pedro Casciaro, auteur de ce récit. «Trois années après mon arrivée à Madrid, un ami d’enfance, Thomas Moreno, me parla avec admiration de l’abbé Josémaria Escriva, un prêtre qu’il avait récemment connu et qu’il se proposait de me présenter. Je lui répondis avec une auto-suffisance ironique par une boutade sarcastique»

Même s’il m’en coûta de prendre cette décision, il est certain que je possédais quelques qualités pour être architecte : j’avais hérité de mon père le goût de l’art, j’avais des capacités d’observation et une certaine habileté pour le dessin.

Aussitôt dit, aussitôt fait : après mes études secondaires, à dix-sept ans, je partis vers la capitale de l’Espagne, car à cette époque-là on ne pouvait faire des études d’Architecture qu’à Madrid et à Barcelone ; et un beau jour de 1932 j'arrivai, avec l’air d’un provincial distrait et une poignée de rêves et de valises, à la gare du Midi, à Madrid. Je m'installai à l’Hôtel Sari, au 2 de la rue Arnal, très près de la Puerta del Sol.

J’appréciais cet hôtel. Il était en plein cœur de Madrid qui, peu de temps auparavant s’appelait elle-même Villa et Corte (la République avait été proclamée le 14 avril 1931) et où on pouvait encore entendre la musique joyeuse et trépidante des orgues de Barbarie. Je me mis à étudier.

Mais ce n’était pas facile… Pour entrer en première année d’architecture, nous devions réussir d’abord le très fameux et difficile examen d’entrée. C’était une épreuve vraiment dure : on nous demandait non seulement de réussir toutes les matières des deux premières années de mathématiques (physique, chimie et géologie comprises), mais nous devions passer aussi des examens très difficiles de dessin à l’école d’architecture. Réussir l’entrée était donc une question d’années, et beaucoup s’arrêtaient en chemin.

Mais décidé à entrer à l’école, puisque je voulais être architecte coûte que coûte, alors que ni les mathématiques ni la physique ne m’avaient jamais trop enthousiasmé, j’étais disposé à y passer tout le temps qu’il faudrait pour les apprendre.

J’ai de très bons souvenirs de ce Madrid du début des années trente. C’était une ville surprenante. C’était la capitale par excellence et elle conservait un curieux charme, traditionnelle et typique, insolente et cosmopolite, aristocratique et villageoise en même temps, qui la rendait particulièrement attirante pour quelqu’un qui, comme moi, aimait l’art et l’architecture. C’était un délice de se promener, à la tombée du jour, sur les larges boulevards, de se perdre dans les salles du Musée du Prado, de découvrir peu à peu ses imposants édifices : la Banque d’Espagne, le casino, le théâtre de la Princesa, le ministère du développement, les Jeronimos… ou de se promener, sans hâte, sur le Paseo de Recoletos ou la Castellana, la plus aristocratique de tous, qui se prolongeait jusqu’à ce que nous appelions alors les hauts de l’Hippodrome.

C’était encore une ville aux dimensions humaines, où on se connaissait les uns et les autres, surtout parmi ceux qu’on appelait les gens bien. J'arrivai à une période de mutation : la République avait amené de nouveaux personnages et beaucoup parmi ceux d’avant — surtout parmi ceux qui appartenaient à la noblesse — avaient émigré ; ceux qui étaient restés, avaient abandonné la Castellana comme lieu de rencontres, et avaient mis à la mode la promenade en voiture dans le Retiro.

« Je fus très impressionné par sa bonté, par sa joie contagieuse, sa bonne humeur… et je lui ouvris mon âme comme je ne l’avais jamais fait auparavant avec personne » dit don Pedro à propos de saint Josémaria

Avec l’arrivée des nouveaux riches au Retiro, les plus snobs parmi les gens bien étaient partis ailleurs et avaient choisi une zone boisée au-delà de la Puerta de Hierro, où l’on avait improvisé une promenade, parcourue par des voitures aux chauffeurs en uniforme. J’ai bien connu cette ambiance sophistiquée grâce à quelques amis qui résidaient dans la rue Almagro et qui se promenaient dans Madrid, du haut en bas, dans une grande Lincoln couleur café au lait…

C’était un Madrid agréable à cause de ses habitants, de son climat, de son architecture ; mais pas tellement du point de vue social. C’est pendant ces années-là qu’eut lieu un crescendo de désordres, de tensions et de troubles parmi les étudiants ; les affrontements

et les grèves se succédaient ; le climat anticlérical et les effervescences politiques que nous traversions faisaient présager des maux bien pires. Mais pas à tous. Moi, en tout cas, je ne pensais pas que l’on pût arriver à un bain de sang. Peut-être était-ce le manque d’expérience de mes 18 ans. Vraiment, si quelqu’un m’avait dit à ce moment-là à quel point je devrais faire l'expérience dans ma propre chair de ces conséquences quelques années plus tard, je ne l’aurais absolument pas cru.

Ignacio de Landecho

Mais n’anticipons pas. Je n’étais, dans ce lointain 1932, qu’un jeune étudiant venu de province, qui cherchait à trouver sa place dans le monde universitaire, et comme tout nouvel arrivé, désireux de se faire de nouveaux amis. L’un des premiers garçons dont je fis la connaissance était Ignacio de Landecho qui, malgré son jeune âge, était un homme accompli. Il était fort, décidé, intègre, passionné ; Ignacio préparait aussi le concours d’entrée en Architecture et il a été, sans aucun doute, l’un de mes meilleurs amis pendant ces années-là.

J’admirais chez lui la force d’âme, l’audace et l’aplomb avec lesquels il se débrouillait dans certaines circonstances. Je me souviens qu’un jour nous regardions ensemble, depuis le balcon de la maison d’un ami commun, un défilé militaire à la Castellana. Deux ou trois étages plus bas, sur un balcon aussi, il y avait quelques jeunes filles que nous connaissions qui se mirent à crier : descends, Ignacio, descends ! Alors, Ignacio, sans la moindre hésitation, sauta à l’extérieur de la barre d’appui, et descendit un étage après l’autre en s’accrochant aux moulures de l’édifice, et en glissant sur la façade jusqu’à l’étage où étaient les jeunes filles, tandis que nous retenions notre souffle. Ignacio était comme ça.

Un autre jour, nous allâmes en excursion à Salamanque et alors que nous étions sur l’une des tours de la cathédrale, Ignacio se mit à l’escalader par l’extérieur jusqu’à atteindre la girouette en fer. Son courage confinait parfois à la témérité.

Nous assistions ensemble aux cours à la faculté des Sciences, qui se trouvait encore dans la vieille maison de San Bernardo. Nous allions aussi ensemble à l’académie de dessin du peintre José Ramon Zaragoza. Et comme nous avions beaucoup à étudier, nous restions souvent à travailler ensemble dans ma chambre de l’hôtel Sari.

Que le lecteur ne soit pas surpris de mon pompeux logement : le Sari n’avait d’hôtel que le nom. Malgré sa dénomination, ce n’était qu’une pension de quatre sous, avec la dynamique propre de la vie étudiante. L’étudiant aime, comme chacun le sait, la vie nocturne ; il n’était pas rare qu’Ignacio et moi restions à étudier toute la nuit dans ma chambre et que nous allions le lendemain, après le petit déjeuner, à nos cours à San Bernardo.

Je n’oublierai jamais les classes de géométrie métrique à huit heures du matin dans la vieille maison de San Bernardo. Il faisait encore nuit et l’immense salle de cours, éclairée avec des ampoules électriques, me déprimait terriblement. Combien d’heures passées dans ces classes, au coude à coude avec Ignacio, à écouter le bruit de la craie sur le tableau noir : des chiffres, des lettres, des figures géométriques ; des chiffres, et encore des chiffres…

Au fur et à mesure que les années passent, la grande chance que fut pour moi l’amitié d’Ignacio — je me suis si bien entendu avec lui dès le premier jour ! — m’apparaît plus clairement. Nous nous aidions mutuellement dans nos études ; c’est lui qui m’a introduit dans différents milieux madrilènes ; et c’est lui aussi, sans que j’en sois conscient, qui m’a éloigné peu à peu d’autres amitiés moins opportunes de camarades qui fréquentaient la Résidence du Pinar et l’Auditorium de la rue Serrano.

Ignacio avait une formation spirituelle bien supérieure à la mienne. Il avait fait ses études dans une école tenue par des religieux et il y avait des jésuites dans sa famille. Je venais d’un milieu laïc ; et même si ma mère m’avait transmis les rudiments de la vie chrétienne, en ce qui concerne la religion, je partageais bien des points de vue de mon père.

La rencontre avec le Père

Cela ne veut pas dire que j’étais, à cette époque-là, une espèce de païen récalcitrant. Je croyais en Dieu et me considérais catholique ; j’avais la foi et j’avais recours aux sacrements de temps en temps ; mais je ne possédais que des connaissances religieuses élémentaires pour quelqu’un de mon âge. J’avais hérité de mon père quelques méfiances anticléricales et je faisais preuve, par exemple, d’une grande prévention — presque de l’allergie — envers les prêtres et les religieux.

Je ne saurais pas définir la cause de cette prévention ; mais le fait est que je l’avais, et que je n’avais (et ne voulais) rien à voir avec les curés, comme je les appelais. Ce qui est curieux c’est que jusqu’alors je n’avais jamais parlé avec un prêtre, sauf lorsque je m’approchais d’un confessionnal. Évidemment, je n’avais pas de confesseur fixe.

Ces préventions m’avaient toujours conduit à maintenir les distances avec les quelques prêtres qui avaient croisé mon chemin : quelques professeurs au Lycée et quelques prêtres de la paroisse. Je les regardais d’un œil critique et j’étais dégoûté par l’éducation des clercs de ce temps-là, que je jugeais — de manière injuste, sans doute — très particulière.

C’est pourquoi, lorsqu’en 1935, trois années après mon arrivée à Madrid, un ami d’enfance, Augustin Thomas Moreno me parla avec admiration de l’abbé Josémaria Escriva, un prêtre qu’il avait connu récemment et à qui il se proposait de me présenter, je lui répondis avec une ironique auto-suffisance par un commentaire sarcastique.

Nous nous revîmes — quelque temps après, parce que nous nous fréquentions peu — et Augustin me reparla de ce prêtre ; je le repoussai de nouveau et continuai sur ce point à faire la sourde oreille.

Heureusement Augustin fut tenace. Et lors d’une des rares occasions où nous nous rencontrions, il me lança quelques phrases d’un profond contenu spirituel — je pensai qu’elles n’étaient pas de son cru mais du prêtre en question — qui m’atteignirent bien malgré moi. Et j’acceptai de le rencontrer.

Chacun est comme Dieu l’a fait. Pourquoi accédai-je à sa demande ? Je dois l’avouer : par pure et simple curiosité. La curiosité faisait partie de mon caractère : j’aimais fréquenter des personnes plus âgées que moi, connaître de nouveaux milieux et faire attention à tout, jusqu’aux détails les plus insignifiants. Mais j’y allai, naturellement, avec la ferme résolution de ne pas parler de questions personnelles avec ce prêtre : j’y allai pour voir, pour observer, pour analyser, et rien d’autre.

Je pris rendez-vous avec Augustin vers la fin janvier 1935. Il m'amena au 50 rue Ferraz. Nous montâmes au premier étage. Comme toujours, je faisais attention à tout. À côté de la porte il y avait une plaque reluisante : Académie DYA. Nous entrâmes. Le hall me produisit une agréable impression. Ce n’était pas ce que je pensais : j’avais imaginé un local mal conçu et froid, et je me retrouvai dans un vestibule de famille de classe moyenne, plutôt modeste, décoré avec goût et, surtout, très propre. L’ambiance était cordiale et détendue. Un bon début. Cela me plut.

Quelqu’un nous demanda d’entrer dans un petit salon, où nous attendîmes quelques instants. Peu après, entra un prêtre jeune et souriant. Il devait avoir la trentaine. Il s’arrêta un instant en me regardant affectueusement par dessus ses lunettes rondes en écaille, le corps légèrement penché en avant.

— Père, dit Augustin, c’est mon ami Pedro Casciaro…

Ce jeune prêtre, s’excusant auprès d’Augustin — comme si j’étais quelqu’un d’important ! — lui demanda de nous laisser seuls quelques minutes. Nous nous assîmes pour parler et cette conversation suffit pour faire tomber, d’un seul coup, tous mes préjugés.

Vraiment le Père, comme tous l’appelaient ainsi que le voulait la coutume lorsqu’il s’agissait d’un prêtre à cette époque-là, n’avait rien à voir avec l’idée que je m’en étais faite : je m’attendais à trouver un petit curé spiritualiste et un peu bizarre, conforme à la caricature de mes préjugés et je me trouvai en face d’un jeune prêtre, de trente trois ans, fort, cordial, sympathique, très spontané et naturel qui m’inspira dès le premier moment une grande confiance, en même temps qu’un respect bien supérieur à celui qu’on accorde à son âge. Je fus très impressionné par sa bonté, par sa joie contagieuse, sa bonne humeur… et je lui ouvris mon âme comme je ne l’avais jamais fait auparavant avec personne.

Je ne saurais dire combien de temps nous parlâmes ; probablement un peu moins de trois quarts d’heure. Mais je me souviens qu’en prenant congé, je lui dis :

— Père, j’aimerais que vous soyez mon directeur spirituel.

Don Pedro Casciaro, auteur de ce récit

La direction spirituelle

Qu’on n’imagine pas qu’en disant cela j’avais une idée très précise de la signification de ces deux mots : direction spirituelle. Je savais que quelques personnes en avaient une, comme mon ami Ignacio : et j’avais lu aussi dans les faire-part de décès publiés dans l’ABC que parmi les proches du mort on citait souvent : « Son directeur spirituel, le Rév. Père un tel ». Voilà quelles étaient mes connaissances sur le sujet.

Nous convînmes de nous voir régulièrement. Dans l’entretien suivant je constatai que l’impact initial n’avait pas été une impression passagère. Au fur et à mesure que je parlais avec le Père et que je lui ouvrais mon âme, je découvrais, progressivement, sa finesse spirituelle, son intelligence exceptionnelle et sa profonde culture. Et tout particulièrement sa capacité d’aimer et sa grande compréhension.

Ce n’était pas une impression personnelle. Beaucoup parmi mes amis et camarades de travail qui le connurent, me dirent la même chose. Comme moi, ils se sentaient compris par le Père dès le premier moment. On voyait clairement qu’il nous aimait vraiment et nous prenait au sérieux. Il se préoccupait de tout ce qui nous concernait : je constatai semaine après semaine, que le Père ne s’occupait pas seulement des aspects purement spirituels : en même temps qu’il se montrait exigeant sur des points précis de l’ascétique chrétienne, il nous transmettait un profond sens de nos responsabilités et nous éduquait aussi du point de vue humain, presque sans que nous nous en rendions compte, par la finesse de son comportement et l’élégance de ses manières.

Je me souviens d’un petit détail, mais très caractéristique : peu de mois après avoir fait ma connaissance, le Père m'invita à déjeuner à la Résidence. Il aurait pu le faire oralement ou par téléphone, mais il préféra m’envoyer une petite carte, sur laquelle il écrivit quelques lignes m’invitant à venir, d’une manière affectueuse et attentionnée, comme si j’étais quelqu’un d’important ! Et je n’étais pas un cas particulier : il traitait tout le monde de la même manière, même s’il s’agissait, comme moi, d’étudiants de première année.

L’oratoire de Ferraz

Un jour j’allai m’entretenir avec le Père et je le trouvai particulièrement content. D’habitude, lorsque nous parlions, c’était d’abord moi qui parlais, et le Père m’écoutait jusqu’à la fin, très attentif, sans m’interrompre ; il me posait des questions sur ma vie intérieure, mes études, mes parents… Ensuite il me donnait des conseils. Mais ce jour-là, il n’en fut pas ainsi. Il prit la parole dès le début, et m’expliqua, très content, que Mgr Leopoldo Eijo y Garay, l’évêque de Madrid, avait accordé la permission d’avoir le Saint-Sacrement dans la résidence.

Le Père m’avait montré l’oratoire lors de ma première visite, lorsque j’étais allé le voir avec Augustin. Je m’en souviens parfaitement : c’était un oratoire petit, recueilli, dans une pièce voisine du vestibule qui donnait sur une cour grande et tranquille. C’était pieux, simple, agréable et l’on sentait que tout avait été installé avec affection. Sur le mur, au-dessus de l’autel, il y avait un tableau qui représentait les disciples d’Emmaüs en train de parler avec le Seigneur. Peu après, ce tableau fut remplacé par une statuette de Notre Dame du Pilier, taillée en bois, qui reposait sur une console, sur un fond de damas couleur vert olive. L’oratoire m’avait beaucoup plu ; mais, preuve évidente de ma faible formation religieuse, je ne m’étais pas aperçu qu’il n’y avait pas de tabernacle.

Ce jour-là le Père me parla avec une grande joie de la permission qu’on lui avait accordée, et moi, en toute honnêteté, je ne comprenais pas très bien de quoi il s’agissait. Je manquais de la formation nécessaire pour comprendre quand et comment on peut avoir le Saint Sacrement dans un lieu sacré. Tandis que je l’écoutais, je me demandais comment cela était possible ; s’il y avait à Madrid une institution où l’on vivait la foi de façon merveilleuse, pensais-je, c’était bien cette résidence ; et s’il y avait un prêtre exceptionnellement saint et intelligent, c’était bien celui que j’avais devant moi. Par conséquent, concluais-je dans mon ignorance, l’évêque aurait bien pu lui accorder auparavant cette permission !

— Père, et la nuit, lui demandai-je, on peut laisser le Saint Sacrement dans les églises ?

Cette question mettait bien à nu ma souveraine ignorance en matière religieuse. Ensuite je lui demandai combien de temps pouvait-on laisser seul le Seigneur dans l’oratoire, parce que j’avais parfois vu que dans les églises il n’y avait personne ; et je continuai à lui poser des questions de ce type, et même de plus simples. Le Père résolut, avec une grande patience, une à une, tous mes doutes rudimentaires et il me parla longuement de l’Eucharistie, avec des mots qui montraient sa profonde et sincère dévotion envers Jésus présent dans le Saint Sacrement.

« Le Seigneur ici, me disait-il très ému, ne devra jamais se sentir seul et abandonné ; s’il arrive qu’il le soit dans des églises, dans cette maison, où habitent tant d’étudiants et qui est fréquentée par tant de jeunes, il sera toujours content, entouré par la piété de tous. Toi, aide-moi à lui tenir compagnie… »

Je fus ému de son amour fervent de l’Eucharistie ; et puisque la Résidence était à peu près sur mon chemin pour aller à l’École d’architecture, je pris avec plaisir la décision d’aller toutes les fois qu’il me serait possible à cet oratoire, pour « y faire un petit moment de prière », comme le Père nous le conseillait, devant le tabernacle. Ce fut alors, sans doute, qu’il me dicta le texte de la communion spirituelle :

« Je voudrais, Seigneur, te recevoir, avec la pureté, l’humilité et la dévotion avec lesquelles ta très sainte Mère te reçut, avec l’esprit et la ferveur des saints… »

Peu après, le 31 mars 1935, le Père put célébrer la première messe dans cet oratoire, et le Saint Sacrement resta depuis dans le premier tabernacle de l’Œuvre. C’était un simple tabernacle en bois que des religieuses avaient prêté au Père. Sa joie était mêlée d'une grande peine : ne pas pouvoir offrir au Seigneur un tabernacle et des vases sacrés plus dignes, parce qu’il voulait offrir à Dieu le « sacrifice d’Abel », en consacrant ce qu’il avait de meilleur pour le culte divin.

— L’autel et le tabernacle, nous disait-il plus tard, doivent être beaux, si c’est possible. Au début, nous n’avons pas pu agir ainsi. Le premier ostensoir était en fer, peint avec de la purpurine ; seule la lentille pour la sainte Forme était en argent doré. Et le premier tabernacle était en bois : une religieuse Réparatrice que j’aime beaucoup, nous l’avait prêté. Quelle peine j’ai ressenti d’offrir au Seigneur des choses de si peu de valeur !

Dieu dans le quotidien

Semaine après semaine, grâce à la direction spirituelle, le Père m’a rapproché du Seigneur, m’aidant à améliorer mes rapports avec Dieu. Pas d’un seul coup : peu à peu, avec patience, mais chaque fois avec un peu plus d’intensité ; sans hâte et sans pause. Il m’apprit à faire tous les jours un moment de prière mentale, à fréquenter le Seigneur tout au long de ma journée d’étudiant normal, à vivre en présence de Dieu. À propos de ce dernier point, je lui fis part un jour de mes difficultés :

— Mais, Père, lorsque je fais quelque chose à fond, j’y mets les cinq sens, et j’oublie totalement tout le reste.

C’était vrai : lorsque j’étudiais, je plongeais dans mes livres de telle sorte que les heures passaient rapidement, sans la moindre référence surnaturelle ; et lorsque je me mettais à dessiner, je m’absorbais tellement dans les problèmes de géométrie descriptive qu’il ne restait dans on esprit aucune place mentale pour autre chose…

En guise de réponse, le Père me fit cadeau d'un crucifix — que je conserve — pour que je le porte dans ma poche et que je le mette sur ma table de travail ou sur ma table de dessin.

Plaque de l’Academia DYA. " L’installation — je l’ai su plus tard — avait été une véritable aventure du point de vue financier. En septembre 1934 — quelques mois avant que je vienne pour la première fois dans cette maison — on n’avait réussi qu’à meubler l’indispensable : la salle à manger, le hall, un salon et une chambre »

— Un regard au crucifix de temps en temps, m’a-t-il dit, ou quelques oraisons jaculatoires te suffiront pour convertir ce travail en prière.

Et pour conserver la présence de Dieu dans la rue ? Cela ne me semblait pas si facile. J’aimais me promener dans les rues de Madrid en regardant les façades, en examinant les structures ou en analysant les réussites ou les échecs architecturaux. Que je fasse tout cela et, en même temps, être tout à Dieu ! Comment ?

— Voyons, me dit-il. Explique-moi le trajet que tu suis pour aller de la rue Castello où tu habites jusqu’à l’École d’architecture.

Je commençai à me rappeler : d’abord je prenais la rue Goya, ensuite je descendais jusqu’à la Castellana, ensuite…

Il commença alors à énumérer les images de Notre Dame que je pouvais rencontrer sur mon chemin :

— … dans la rue Goya, dès que tu tournes la rue Castello, il y a une pâtisserie qui a une niche avec une image de l’Immaculée Conception ; en arrivant à la statue de Colomb, au croisement avec la Castellana, tu as sur l’un des bas-reliefs au pied de la statue, une scène des rois catholiques où il y a une petite statue de la Vierge du Pilier ; en montant par les boulevards…

J’étais étonné. Moi, qui faisais attention à tout, je n’avais jamais remarqué l’existence de ces statues qui auraient pu m’aider à vivre en présence de Dieu pendant mes parcours habituels. Je compris que cela ne provenait pas seulement de la capacité d’observation du Père, mais que c’était une conséquence de son grand amour envers la Mère de Dieu. À partir de ce jour-là je me efforçai de mettre en pratique ce qu’il me disait ; et ainsi, peu à peu, mon travail trouva un nouveau sens surnaturel et mes parcours dans les rues de Madrid acquirent des perspectives jusqu’alors totalement insoupçonnées.

L’Académie DYA

Progressivement, à mesure que je fréquentais la Résidence, j’appris l’histoire de cette maison. À peu près une année et demie auparavant, au début de décembre 1933, l’Académie DYA avait ouvert ses portes dans un immeuble sur les rues Luchana et Juan de Austria. Plus tard, en octobre 1934, l’Académie avait déménagé au 34 rue Ferraz, près de la Cité Universitaire, où elle était maintenant, et on avait agrandi la résidence d’étudiants.

On avait loué trois appartements dans le même immeuble : deux au premier étage, où l’on avait installé la résidence et un autre au deuxième étage où était l’Académie. Le propriétaire s’appelait Bordiu, un ingénieur des mines qui avait beaucoup d’enfants — quelques-uns déjà âgés — et habitait dans l’immeuble même, à l’entresol. Il se vantait d’être descendant de la famille Luna, celle de l’antipape, qu’il appelait familièrement oncle Pierre.

L’installation — je l’ai su plus tard — avait été une véritable aventure du point de vue financier. En septembre 1934 — quelques mois avant que je vienne pour la première fois dans cette maison — on n’avait réussi qu’à meubler l’indispensable : la salle à manger, le petit salon, le vestibule et une chambre. Les autres pièces, qui n’avaient que quelques modestes lampes, des globes blancs à tige métallique, étaient désertes, dans l’attente de temps meilleurs. Il fallait acheter le mobilier de cuisine, la vaisselle… Cependant l’exemple du Père, qui transmettait foi, sécurité, optimisme et confiance en Dieu, réconfortait tout le monde.

— L’une des folies les plus grandes de ma vie, nous dira le Père quelque temps plus tard, a été d’ouvrir une résidence d’étudiants sans avoir un centime pour acheter tout ce qu’il fallait : le linge, les meubles, le nécessaire pour la table et pour les lits…

Cette grave crise financière fut résolue… comme on put. La literie fut achetée à crédit au Magasins Siméon, où travaillait une ancienne connaissance du Père, Casimiro Ardanuy, fils du boulanger qui portait le pain chez ses parents, à Barbastro. Mais, où mettre cette lingerie ? « Nous n’avions pas d’armoires où la ranger » disait-il quelque temps après. « Sur le sol nous avions installé avec précaution des feuilles de journaux, et au-dessus, la lingerie : en grandes quantités. Alors, elles nous semblaient immenses ; maintenant nous les trouverions ridicules. Et au-dessus encore du papier, pour la protéger de la poussière.»

Bien entendu, ils attendaient comme le Messie l’arrivée des résidents ; avec eux, pensaient-ils, tout commencerait à fonctionner normalement. Mais au début de l’année scolaire, en octobre 1934, éclata ce qu’on appelait la révolution des Asturies, qui fut, comme l’écrivit Marañon, « une tentative en règle pour exécuter le plan communiste de conquête de l’Espagne ». Elle ne triompha qu’aux Asturies, mais elle avait été programmée dès le début pour tout le pays. Il y eut une attaque féroce contre l’Église ; 58 églises furent détruites et 34 prêtres assassinés. À la suite de quoi, éclata une grève générale révolutionnaire qui obligea à retarder l’ouverture de l’université.

De ce fait, en début d’année, DYA n’avait qu’un ou deux résidents. Par la suite, lorsque le calme revint, quelques autres arrivèrent : à la fin du premier trimestre, ils n’étaient que cinq ; les autres, treize ou quatorze, vinrent au compte-gouttes. Voilà pourquoi toutes les prévisions financières s’écroulèrent ; et le directeur — un jeune architecte, Ricardo Fernandez Vallespin — préféra emmener Alberto, l’un des premiers résidents, déjeuner dans un restaurant proche, parce que c’était moins cher que de lui donner à manger dans la résidence. Les mois s’écoulaient, implacables, et la situation devenait de plus en plus difficile ; les résidents ne venaient pas, mais les factures elles arrivaient. Il y avait des mois qu’ils commençaient avec en tout et pour tout 50 pesetas dans la caisse. Et le loyer de la maison était, à lui seul, de 400 pesetas par mois !

Malgré les difficultés, le Père ne recula jamais et il continua de stimuler le travail apostolique, jour après jour, plein de foi et de confiance dans le Seigneur. « Quand on ne cherche que Dieu, écrivit-il plus tard dans Chemin, on peut mettre en pratique, pour faire avancer les œuvres d’apostolat, ce principe que professait un de nos bons amis : “On dépense ce que l’on doit, même si l’on doit ce que l’on dépense”.»

Évidemment, lorsque je fis mon apparition dans la Résidence, au début de 1935, il m’était impossible d’imaginer tout cela. Je savais seulement que le nom Académie-Résidence DYA, correspondait aux sigles de Droit et Architecture, mais aussi qu’il avait une signification plus profonde. « Pour les gens, c’est Droit et Architecture, nous expliquait le Père, parce qu’il y a réellement des cours de ces matières, mais pour nous, c’est Dieu et Audace. » Il était clair que le Père avait commencé ce travail apostolique avec une totale confiance en Dieu et une grande dose d’audace surnaturelle.

Les cercles

Dans l’une des chambres vides auxquelles j’ai fait allusion, on avait installé une salle de cours ; et c’est là que j’ai commencé à assister, avec d’autres étudiants, à des réunions avec le Père — « cercles ou comme on voudra les appeler, car le nom n’a pas d’importance », nous disait-il — dans lesquels il nous parlait de vision surnaturelle, de sainteté dans la vie quotidienne, de sanctification du travail, de vie de prière…

Comment étaient ces cours ? Je me souviens qu’en les commençant, le Père nous rappelait le sujet traité dans le cercle précédent. Les causeries étaient centrées sur un aspect de la vie chrétienne : la vie intérieure, la prière, la mortification, l’Eucharistie, l’étude… Je garde un souvenir très vivant, indélébile, de ces cercles ; des paroles du Père ; de ses exemples, si expressifs et si vivants ; semaine après semaine, samedi après samedi, cercle après cercle, il nous poussait à faire un apostolat très intense avec nos camarades, il nous apprenait à aimer Dieu et nous encourageait à mener une vie profondément chrétienne.

Il était évident que tout ce qu’il nous disait ne provenait pas seulement de son travail ou de sa connaissance profonde des âmes, mais surtout de sa profonde vie intérieure et de sa prière. Combien de fois, en lisant des pages de Chemin, je me suis souvenu de ce qu’il nous disait dans ces cercles ! Le premier point en est un magnifique échantillon : « Que ta vie ne soit pas une vie stérile.— Sois utile.— Laisse ton empreinte.— Que rayonne la lumière de ta foi et de ton amour. Efface, par ta vie d’apôtre, la trace visqueuse et sale qu’ont laissé les impurs semeurs de haine.— Et embrase tous les chemins de la terre au feu du Christ, que tu portes dans ton cœur. »

Le Père faisait souvent allusion dans ses causeries, au feu de l’amour de Dieu : il nous disait que nous devions transmettre ce feu à toutes les âmes par notre exemple et par nos paroles, sans respect humain ; et il nous demandait s’il n’y avait pas parmi nos amis, quelques-uns qui pourraient comprendre le travail de formation qu’on réalisait à la Résidence. À la fin, il invitait l’un des assistants à lire quelques pages d’un livre de spiritualité, comme par exemple, L’imitation de Jésus-Christ.

Mes doutes

Je continuais, en attendant, ma direction spirituelle avec le Père. Je tâchais d’amener toujours avec moi, comme élément indépendant à la matière propre à ma confession, quelques doutes ou demandes, pour qu’il me les résolve. Si je ne le faisais pas, je craignais de le décevoir. Et puisque l’un des premiers fruits de sa direction spirituelle a été de simplifier de manière surprenante ma manière d’être compliquée, la question est devenue de plus en plus difficile : il apportait une solution, l’un après l’autre, à tous mes doutes.

Dans l’une de ces occasions, il m’est venu à l’esprit de lui demander conseil sur une question familiale. Mon père, qui était très attaché au tableau d’avancement, comme tout fonctionnaire, suivait avec une véritable angoisse les études que j’avais choisies. « Architecte ! me disait-il très souvent. Et si demain il y a une crise dans la construction ou si tu ne parviens pas à te créer une bonne clientèle, quelle sécurité financière vas-tu avoir, mon fils ? Ce que tu dois faire, répétait-il, c’est terminer les études de mathématiques, puisque tu as déjà réussi les premières années ; ainsi, si à l’avenir tu as des problèmes avec l’architecture, tu auras toujours d’autres solutions… Fais ce que je te dis, Pedro, écoute-moi. »

Avec saint Josémaria, après le passage des Pyrinées

Moi, en toute sincérité, cette proposition ne m’attirait pas. J’étais disposé à réussir les deux premières années de mathématiques, parce qu’elles étaient indispensables pour réussir le concours d’architecture. Mais les mathématiques n’étaient pour moi que cela : une condition et rien d’autre. J’en fis part au Père, et contre toute attente, il jugea excellents les conseils familiaux. Même s’il comprenait que je devais faire un grand effort, il m’expliqua qu’il était très bon du point de vue spirituel d’avoir un horaire exigeant. Il me dit que cela m’empêcherait de tomber dans l’embourgeoisement, si facile alors parmi les étudiants qui avaient réussi le concours d’entrée dans une École Spéciale. Et il me parla de l’apostolat que je pourrais faire à la Faculté avec les autres étudiants. « Si tu peux faire face à tout, fais plaisir à ton père, m’a-t-il dit ; mais à toi de voir. »

Ces paroles ont été pour moi une espèce de pari et elles m’ont donné la force de m’inscrire, l’année suivante, en troisième année de mathématiques.

Plus tard, j’en parlai avec Paco Botella, un ami de l’École. Je pensais que si nous nous inscrivions tous les deux en troisième année, les études seraient moins ennuyeuses. Paco se décida rapidement, même si les mathématiques, pour lesquelles il avait davantage de dispositions que moi, ne l’attiraient pas trop. Nous décidâmes donc d’étudier à la fois l’architecture et les mathématiques, à partir de la prochaine rentrée scolaire.

Mes amis

Suivant les conseils du Père, qui me poussait à faire un apostolat réel avec mes amis et camarades, je m’efforçai de parler de Dieu à ceux pour qui j’avais d’avantage d’amitié. Cependant, malgré mes bons désirs, je ne réussis pas à éveiller chez certains davantage d’inquiétude spirituelle, ni de les sortir du climat de frivolité dans lequel ils vivaient. D’autres, au contraire, vinrent à la Résidence de Ferraz. Parmi eux il y avait José Rebollo, Miguel Fisac, Mariano Alvarez et d’autres.

Naturellement, Ignacio de Landecho fut l’un des premiers amis que j’invitai à venir à Ferraz. Il commença à assister aux cercles que le Père faisait, et se prit d’affection pour lui dès le premier instant. Je n’en fus pas étonné : je ne me souviens pas d’une seule personne qui ait fréquenté le Père avec un peu de profondeur et qui n’ait été touchée par sa joie, sa bonne humeur constante, sa capacité vraiment exceptionnelle à s’adapter aux personnes et son profond amour de la liberté.

Sur ce dernier point, je dois dire que j’étais très indépendant. Cette indépendance procédait de mon caractère et du climat de liberté dans lequel j’avais été élevé. C’est peut-être pour cela que l’amour de la liberté des consciences que le Père prêchait me plaisait particulièrement. Il nous rappelait toujours que l’amour de la liberté consiste, avant toute autre chose, à défendre la liberté des autres.

Le Père me montrait peu à peu les exigences de la vie chrétienne sans la mettre dans un moule, sans l’asphyxier avec des normes et des rigidités mentales prédéterminées. Il m’aida à mener une vie de piété de plus en plus intense, sans couper ni empêcher — bien au contraire, en leur donnant de l’élan — aucune de mes légitimes aspirations humaines.

Il me faisait voir aussi combien j’avais reçu du Seigneur pendant ces vingt premières années de ma vie. Il rehaussait à mes yeux la figure de mes parents et m’apprenait à apprécier et à me montrer reconnaissant de leur dévouement pour que je puisse faire des études qui, à cette époque-là, étaient particulièrement coûteuses. Tout cela, me disait-il, était providence de Dieu, d’un Dieu-Père qui nous aime davantage que toutes les mères de la terre.

Il me parlait aussi de la nécessité d’être saint au milieu du monde, sans faire pour autant des choses bizarres, en sanctifiant les cours, les heures d’étude et de dessin et, à l’avenir, mon travail professionnel. Il insistait sur le fait que la sainteté n’était pas l’exclusivité de quelques-uns, et ne devait pas être réduite à certains états de vie. Tout cela, il me le disait d’une façon cordiale, aimable, ouverte et détendue.

Quelle était ma réponse à tout cela ? Il y a un point de Chemin, le numéro 360, qui reflète exactement ce qu’étaient, très souvent, mes réactions : « Tu es parti d’un rire très franc quand je t’ai conseillé de placer tes jeunes années sous la protection de saint Raphaël : pour qu’il te mène, comme le jeune Tobie, à un saint mariage avec une femme bonne, belle et riche, t’ai-je dit en plaisantant. Puis, comme tu es resté pensif, lorsque j’ai poursuivi en te conseillant de te placer aussi sous la protection de saint Jean, l’apôtre adolescent, pour le cas où le Seigneur t’en demanderait davantage ! »

En ce qui concerne ce dernier point — la vocation — le Père ne me dit rien ; et moins encore de la vocation à l’Opus Dei. Je considérais que sur ce terrain j’étais déjà au maximum : depuis que je fréquentais Ferraz j’avais un plan de vie chrétienne, je luttais pour mener une vie honnête ; j’avais une direction spirituelle régulière ; je m’efforçais de faire de l’apostolat avec mes camarades et mes amis ; et je me sentais fraternellement uni avec tous ceux qui assistaient aux cercles. J’étais parvenu — pensais-je — au sommet, au plafond spirituel le plus haut auquel je pouvais aspirer…

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SOURCE:

Tître: Rêvez et la réalité dépassera vos rêves

Chapitre 2: Le Madrid des années 30